Des courbes sur le lac [PV Charlène]

Cruel dilemme que celui auquel est exposé Everett à cet instant. Face à lui, son carnet à dessin et sa canne à pêche, il ne sait que choisir pour égayer sa journée. Il ne se sent pas assez stressé pour apprécier pleinement la séance de pêche qui s'offrirait à lui, ne pourrait pas en retirer la même joie et sérénité qu'à l'habitude. D'un autre côté, s'il y renonce, il devra attendre encore des jours avant de pouvoir se laver l'esprit, évacuer la crasse. Quelques réflexions et la réponse s'impose d'elle-même : le dessin. Plus il sera énervé, plus la pêche sera agréable, CQFD. Hop, il prend son carnet, sa pochette au cas où, du fusain, des mines de plombs, quelques aquarelles et le voilà qui saute dans le premier bus qui passe pour se rendre prêt du lac. A force de n'y aller que pour s'adonner à sa passion salvatrice, il n'a pas encore eu l'occasion de croquer le paysage pourtant magnifique à ses yeux. C'est plein d'eau, c'est bleu, splendide.

Assis dans le bus il fouille dans son sac, histoire de voir ce qu'il a emporté avec lui. Car oui, s'il a pensé à prendre les éléments cités précédemment, il a omit de retirer ce qu'il y avait avant l'arrivé du nouveau matériel. Les passagers se mettent à le regarder de travers. En effet, il n'est pas commun de voir un lycéen sortir successivement une petite buche, une gouge, un cutter, de la colle en tube, un sandwich peint, des cailloux, des morceaux de miroir, un casque accroché à un baladeur, des lunettes, un élastique éléphant, des clous et pour terminer son pyjama que lui-même observe avec un air dubitatif. C'est donc là qu'il était, dire qu'il avait dormi tout nu la veille alors qu'il trouve cela un poil désagréable et qu'il y a des courants d'air. En plus c'est peut-être interdit par le règlement intérieur, au cas où qu'il y ait une alarme incendie et qu'il soit forcé de sortir en urgence, à poil dehors il n'aurait pas l'air très fin. Déjà qu'il n'a pas l'air d'une lumière naturellement, bien qu'il s'en fiche royalement, autant ne pas aggraver les choses.

Arrivé au lac, il profite de l'air environnant pour nettoyer ses poumons de toute crasse. Il fait un peu froid, mais il n'y prête pas attention. Il est l'heure de dessiner le lac. Il va s'asseoir prêt de l'eau, met les pieds dedans pour être en communion avec son décor. C'est glacé, mais il s'en fiche, ne plus faire qu'un avec ce qu'il compte représenter est une sensation qu'il juge absolument merveilleuse. Il commence les esquisses, les aquarelles et autres outils pour représenter ce qu'il voit. Au bout d'une, ou peut-être deux heures à dessiner ce qu'il voit, étudiant les changements de reflets en fonction de l'angle de vu pris, il se dit que le paysage serait encore meilleur avec un modèle humain mis à côté, histoire d'avoir une échelle et représenter l'immensité. C'est comme les cartes de géographie, tout seul, sans légende, cela peut parfois perdre tout son sens.

Il se relève, regarde autour de lui, met son casque et la musique à fond pour partir à la recherche d'une âme charitable voulant l'aider dans l'accomplissement de son œuvre. Il finit par repérer une belle personne aux yeux bleus, ce qui augmente directement son attirance pour le modèle. A première vue il s'agit d'une femme avec des cheveux longs. C'est tout ce qu'il retient de ce que le commun des mortels observerait au premier coup d’œil. Car en effet, ce que Everett recherche, ce n'est rien d'autre que la forme et, selon lui, les courbes ici présentes colleront parfaitement avec sa représentation du lac. Alors, avec tous les points de charisme qui lui sont retirés par sa démarche singulièrement ridicule, il s'approche de la demoiselle, la prend par les épaules et lui affirme plus qu'il ne lui demande :

- Vos courbes... Je voudrais travailler votre silhouette au fusain prêt du lac !

Soucieux d'entendre la réponse, pour une fois, il baisse le volume de sa musique et enlève même son casque de ses oreilles.

Aujourd’hui était un jour où je m’ennuyais terriblement et Lucky’s Wheel ne répondait pas à mes tentatives de conversations. Aujourd’hui, pourtant, je n’étais pas trop bas. J’avais envie de quelque chose. Mais je n’arrivais pas à mettre un nom sur ce « quelque chose ». Peut-on au moins le qualifier de « quelque chose » ? Que peut-on qualifier de « quelque chose » ? Tout ? Mais connaissons-nous tout ? Je me laissai tomber volontairement de mon lit afin de stopper mes divagations. Je n’avais apparemment pas envie de ça. Mais quoi alors ? Je regardai la fenêtre durant un bon quart d’heure. Non, pas par la fenêtre ; la fenêtre. J’aime bien regarder les fenêtres. C’est un fait étrange quand on sait que j’aime le contact extérieur. La nuit surtout, mais l’extérieur en général est vraiment apaisant. Et le vent frais. Quoi de mieux que de sentir le vent frais sur sa peau ? J’avais envie de froid. J’ai très souvent envie de froid, et en particulier quand je suis dans cet état. Je n’étais d’ailleurs pas en état dit « de jour ». C’était … un état de matin ! Mais de matin très tôt. Quand je viens tout juste de me lever, or j’étais déjà habillé. Et habillé bien trop chaudement. Je voulais du froid. Et une fois que j’aurais froid, j’aurais une idée plus précise sur ce « quelque chose ».

Je me changeai alors. Jetant mon pull blanc et mon slim noir pour une chemise manche trois quart, un short et des collants des mêmes couleurs. Un nœud noir, mes ongles et je me rallongeai sur le sol. J’avais vraiment froid. Je me retournais et reretournais me plaignant à Lucky’s Wheel qui ne voulait toujours pas me répondre.

« J’ai froid. »

Je me levai avec beaucoup plus d’énergie que j’avais fait preuve jusqu’à maintenant, pris une veste et une écharpe et sortit me promener.

Sans m’en rendre compte mes jambes m’avaient emmenée hors du pensionnat. En fait, j’étais encore partie m’interroger. Mais un sujet très sérieux ! Je me disais que les définitions des mots n’étaient pas toujours très claires ou alors mal utilisés. Je continuai mon chemin, pris le premier bus qui passa et sortit comme je le sentais. Je me fiais à l’instinct, mais ne l’ayant jamais utilisé jusqu’alors, je doutais vraiment de mes choix. Lucky’s Wheel ! A quoi sers-tu si tu manques à ton poste ?

J’observais autour de moi pour m’apercevoir que j’étais au lac. J’avais connaissance de son existence mais jamais je n’aurais cru y mettre les pieds. Pourtant c’était calme. Je me mis à marcher nonchalamment sans chercher à réfléchir. Qu’allais-je faire de ma journée ? Quand Lucky’s Wheel reviendrait ? Comment allais-je rentrer ? Comment allais-je rentrer ? Je n’avais aucune idée de quel bus il me faudrait prendre ! Stop ! Repos. Mon instinct me disait « repos ». Mais depuis quand lui parle-je ? Je n’ai conscience de son existence que lorsque je me lève. J’espère ne pas rester dans cet état second toute la journée. Oui, cela change, mais je n’ai pas l’habitude d’être aussi longtemps ainsi. Je ne sais même pas moi-même comment il me faut agir pour correspondre à cet état. Lucky’s Wheel, aide-moi s’il te plaît !

« Vos courbes... Je voudrais travailler votre silhouette au fusain prêt du lac ! »

Qu’était-ce ? Un jeune homme m’avait prise par les épaules avant de retirer le casque qu’il portait. J’analysais d’abord lui-même ; il me fit rire plus qu’autre chose. Ensuite seulement je prêtais attention à ses paroles. Lucky’s Wheel ? Dois-je le détester comme la plupart des personnes ? Ou alors rassembler le peu de sympathie qui se trouve au fond de moi ? Lucky’s Wheel ? Je soupirais un bon coup. Et écoutai mon instinct en espérant qu’il soit utile.

« Bonjour.
Vous me laissez perplexe en vérité ; alors faites et suivra que pourra. »

Instinct stupide au premier abord. Tout ceci ne me ressemble pas vraiment. Je me laissais faire en simple observatrice. Mon aspect de matinée est vraiment étrange. Je déteste la nouveauté. Je suis sûre que tout ceci finira en un fait stupide. Et ce n’est pas mon instinct ni Lucky’s Wheel qui me le dit, c’est moi. Et si c’est moi, alors c’est tout de suite plus impressionnant.

La réponse pour le moins étrange de la demoiselle décontenance, en premier lieu, l'individu bleu qui ne sait plus quoi répondre. Pour lui, ce genre de ton et phrase pourrait tout aussi bien être perçu comme une acceptation désintéressée, que comme un signe de soumission au maître ou il ne sait quel force supérieure. Pour ne pas partir dans des délires inimaginables alors qu'il est enfin parvenu à se procurer un modèle agréable à l'oeil, il décide d'opter pour la première option. Après tout, cela n'est pas parce que les gens ont un timbre de voix étrange que leurs paroles y correspondent exactement. La preuve, lorsque son petit frère l'insulte d'un ton plus qu'énervé, ce n'est que le signe d'une affection évidente dissimulée derrière une crise d'adolescence à son apogée. Point barre. Conclusion : c'est cool.

- S'per ! Alors c'est pour vous dessiner devant le lac.

Il se répète, tant pis, à première vue elle semble un peu à l'Ouest donc autant lui redire les choses plusieurs fois, ainsi il est certain qu'elle va capter correctement ce qu'il lui raconte. Imaginons qu'elle saute dans l'eau au lieu de rester sagement à côté, laissant ses cheveux flotter au vent, dans une position stéréotypée qui ne sera certainement qu'amplifiée par les traits noirs que Everett laissera sur sa feuille.

Afin qu'elle ne le prenne pas pour un novice qui ferait du cubisme et la transformerait en "monstre", comme disent ceux qui n'y connaissent rien, il ouvre son carnet à dessin sur une page qu'il pense la mieux réussie, niveau vue du lac. C'est une vision assez sombre, et il compte bien utiliser le même genre e représentation lorsqu'il mettra en scène la jeune fille. C'est un genre qui lui convient, il en est certain. Malgré la blancheur de son habit, elle ne s'insérerait que trop bien dans le paysage, ses vêtements permettant de travailler les ombres dans toutes leurs finesses.

- C'est pour dessiner ça, mais avec cous en plus.

Ces mots prononcés, il commence à se contorsionner dans un peu tous les sens et lui tourner autour afin de mieux examiner la silhouette avant de se lancer dans un quelconque dessin. Lorsqu'ils seront en train de bouger, cela sera moins pratique alors autant le faire dès maintenant. La manière dont il scrute la moindre partie de son corps serait gênante pour la plupart des gens, mais il n'en a pas conscience. Pour lui c'est un acte tout à fait normal, la première étude du sujet, dessine ce que tu vois. Le tout sans aucunes arrières pensées alors qu'elle est tout à fait jolie. Son regard la réduit à l'état d'un assemblage de formes géométriques assemblées entre elles dans un certain ordre pour former un corps humain plus ou moins régulier. Mais pas jusqu'à l'état d'objet, non. Cela serait oublier de considérer que cette personne possède une âme. Alors, dans son regard, un certain respect pour ce qui se trouve devant lui reste visible. Cette information pour les personnes qui parviendraient à capter son regard, enfoui sous la masse de cheveux rebelles qui surmontent son crâne. Conclusion : cette demoiselle pourrait bien devenir bleue si l'esprit suis le corps.

Soudain, sans crier gare, il annonce :

- On y go ?

L'idée qu'elle puisse refuser ou quelconque acte du même genre ne lui effleure même pas le coin supérieur droit de la caboche. Pourtant, après avoir été scrutée ainsi, elle pourrait très bien l'assimiler à une sorte de pervers. Mais cela, Everett n'y a même pas pensé. A se demander s'il lui arrive de penser à autre chose que son futur dessin lorsqu'il a son carnet à la main. Bah, laissons-le. Laissons-le se détendre un peu, il a le droit. Il le mérite peut-être même plus qu'un autre, même si cette dernière hypothèse est un peu prétentieuse.

« - S'per ! Alors c'est pour vous dessiner devant le lac. »

J’avais à peu près compris ça. Il ouvrit un carnet et me montra un dessin du lac. C’était joli. Même si mon obsession à ne jamais complimenter à voix haute m’empêcha de lui faire remarquer. Il devait le savoir. Oui. Dans ce cas là, le dire ne servirait à rien. Oui. Mais c’était vraiment joli.

« - C'est pour dessiner ça, mais avec vous en plus. »

J’essayais de m’imaginer le rendu mais n’avais qu’une vision très vague. Etait-il sûr que je convenais ? Visiblement, il s’en assura lui-même. Alors pendant qu’il m’observait, je l’observais aussi. La première chose que je regarde –quand il m’arrive de faire attention aux autres- c’est le visage. Mais que pouvais-je dire sur un visage lorsque celui-ci était tout simplement enfoui derrière un amas de cheveux. L’aspect qu’il dégageait et qui m’avait fait rire la première fois était toujours le même. Enfin peut-être puis-je noter qu’il avait l’air plus sérieux en cet instant. Un artiste. Le mot était-il trop fort ? Je ne savais pas vraiment qu’est-ce qu’on qualifiait d’artiste en réalité. Rien que le mot ne m’avait jamais attiré. Pourtant il était relié à quelque chose qui semblait lui plaire. Une passion ? Une passion … ai-je une passion moi au moins ? Ah ! Détruire les autres. Mais c’est tout de suite moins glorieux.

Je commençais à changer d’état. Plus lucide que plus tôt, moins que habituellement. J’étais curieuse. A la fois de savoir comment tout ceci finirait, et à la fois de découvrir quelque chose d’autre. J’avais trouvé une occupation, merci Lucky’s Wheel pour ta brillante aide.

« - On y go ? »

Son langage était assez déstabilisant. Déjà, avoir un semblant de conversation avec quelqu’un dont les phrases étaient plus fréquentes que les miennes l’était. Mais il semblait vraiment naturel.

« Allons-y !
Par où est-ce ? Là-bas non ? »

Je montrais une direction au hasard, parce que j’allais jouer le naturel. Et parce que je ne savais vraiment pas où nous placer dans l’espace. En vérité, c’était peut-être une chance d’être tombé sur quelqu’un, j’étais bonne pour ne jamais revenir. J’aime l’extérieur, mais il ne doit pas m’apprécier lui.

« -Ah oui ! Il me semble que c'est ça ... »

Histoire de ne pas passer pour une désintéressée –non, maintenant que je l’étais vraiment-, je commençais à avancer en étant sûre que ma direction était fausse. Comment pourrait-elle être la bonne ? Au moins, j’étais sûre de ça.

» Charlène Gorski - Pourquoi ? Éternel problème. Y a-t-il au moins une solution ? |Finie|